Générosité

Générosité

Il arrive souvent que les hommes, trop abîmés par le monde, assourdis par ses hurlements de douleur et de cruauté, écrasés par son pouvoir, aspirent plus que tout à le fuir et à trouver dans la solitude le repos dont leur âme blessée rêve depuis longtemps.
Je regarde maintenant le passé des hommes. Ce passé, c’est la vision terrible d’un monde qui jamais n’a connu la paix, qui jamais n’a vu le sourire d’un enfant résister au cri cruel de l’homme qu’il allait devenir. Cette affreuse vision, c’est celle d’une humanité qui n’a jamais écouté ses prophètes, ses guides, qui n’a jamais suivi sa propre voix intérieure. C’est le gouffre de l’ignorance qui défigure l’esprit comme la brutalité défigure le cœur innocent qui voulait aimer.
Nous avons tous été ces cœurs simples que la vie, dans son horreur, a désenchantés. Enfants, nous voulions aider l’humanité, secourir les animaux et bâtir des merveilles ; nous rêvions d’un paradis à l’image de nos représentations. Mais la société humaine s’est érigée, hélas ! sur une vision tout autre, une vision dont les fondations sont aujourd’hui encore la concupiscence et l’égoïsme.
C’est contre cette vision que je voulus agir, soutenu par mes seules espérances et quelques voix amies. Pourtant, bien que j’aie longtemps donné aux hommes et aux bêtes, je n’ai jamais trouvé de satisfaction car, en vérité, j’attendais que de mes mains offertes, tendues, jaillisse l’un des foyers de la grande métamorphose du monde. J’espérais voir dans mes paroles la source d’un miracle qui renverserait les consciences à qui je m’adressais. Mais les hommes résistent au changement avec toute la force de leur folie et s’y emploient si bien qu’ils évoluent plus lentement que ne s’animent les plaques terrestres. Et, alors que, de mille manières différentes, j’encourageais un peu de la famille humaine à gommer les lignes de son égoïsme, à sortir du mauvais rêve où elle avait sombré, je me désespérais bien souvent de ce qu’elle ne fît rien pour y parvenir. L’ego des hommes s’attache si fortement à ce qu’il a été habitué à chérir que la démonstration logique de ses illusions ne suffit pas, le plus souvent, à le détourner des objets de son affection.
J’ai donc longtemps cru à mon impuissance à changer les choses, et c’est d’un œil triste, amer, déçu que j’ai regardé les hommes se vautrer dans la fange de laquelle pourtant j’avais tenté maintes fois de les tirer. J’ai longtemps cru que mes paroles n’avaient sur eux aucun effet et que, s’ils pouvaient encore m’écouter, ils ne pouvaient m’entendre. Pour moi qui rêvais de donner au monde une coloration nouvelle, je me suis lentement découragé de voir mes semblables tant se complaire dans la grisaille de leur existence et tenter de m’y emporter.
Mais, le désespoir est le fruit empoisonné de l’ignorance, et l’on sait combien les murs de l’ignorance sont tapissés de ténèbres. Car j’étais moi-même suffisamment enténébré pour ne pas me rendre compte de la véritable influence de mes actions. De fait, il me vint un jour une pensée, une vérité qui, jusqu’à présent, ne s’était point encore manifestée à mon esprit dont le sol n’était pas encore assez fécond pour la recevoir. Je vis, lors de cette vision, que chacun de mes dons, pourvu qu’ils répondent aux besoins naturels que pouvait éprouver une âme, aidait réellement le monde. Certes, un sourire, quelque menue monnaie, un conseil, une réflexion n’allaient pas bouleverser la face de l’univers ; mais il allait l’embellir d’un minuscule grain d’or, presque insignifiant, mais là quand même ; il allait panser un peu ses blessures comme le colibri de la légende amérindienne, de quelques gouttes d’eau allait réduire un peu le brasier qui dévorait la forêt.

 

Ainsi donc, la générosité, qu’elle soit matérielle, intellectuelle, morale, affective ou spirituelle, n’est jamais un acte sans réponse, une voix sans écho. Celui qui donne avec intelligence répond à un besoin, à un manque. Qu’il remplisse l’estomac, le cœur ou l’esprit, il apporte une saine présence à ce qui était vide. Voici donc : si je donne une pièce à un pauvre homme, je lui permets de se nourrir ; si je lui donne un noble conseil, je lui permets d’adopter une conduite plus juste ; si je lui montre la voie qui lui fera connaître sa vraie nature, je l’aide à devenir lui-même. Quoi que je fasse, si je réponds à un besoin naturel, j’ajoute au monde une étincelle de beauté, de vérité, de justice.
Que dire alors de celui qui refuse ce que j’ai à lui offrir, alors même que cela pourrait lui être fort profitable ? Eh bien, je dis : « Qu’importe ! J’ai tissé avec lui un lien fraternel, un heureux lien karmique, et en cela déjà j’ai fait grandir le monde car, à la place du visage inconnu j’ai mis le visage de la fraternité, et à la place de l’égoïsme j’ai mis la compassion ! » Celui en effet qui donne humblement quelque chose offre en même temps sa miséricorde, et si l’esprit, souvent mauvais juge, n’accepte pas toujours ce qui lui est proposé, le cœur est reconnaissant de la bienveillance qu’il a reçue d’une autre âme que la sienne. Ainsi l’homme généreux est-il toujours gagnant, soit qu’il fasse grandir son frère, soit qu’il établisse avec lui une relation plus intime et plus juste qui, plus tard peut-être, fera naître une amitié sincère.
A toi donc, homme généreux qui penses que tes gestes retombent dans le silence sans avoir donné aucun fruit, sache qu’ils produisent toujours une petite mélodie que tu n’entends probablement pas, mais qui résonne dans le cœur de ceux que tu as aidés, même lorsqu’eux-mêmes ne l’entendent plus : pense qu’il y a dans chaque secours que tu apportes un petit chant, un roucoulement discret qui cicatrise les déchirures de l’existence. Sache aussi que tu changes le monde bien plus que tu ne le croyais alors, que chacun de tes dons ajoute au tableau du monde une petite touche de lumière supplémentaire, et que le début de tout grand changement commence dans les coulisses. Tout, au début, est invisible.
Sache encore que tu sors toi-même plusieurs fois grandi de ces gestes bienveillants, car la générosité est une force de vie qui fait grossir en toi d’autres fruits – la tolérance, la persévérance, la sagesse. Donne donc, homme de bien, mais donne ce dont l’autre a réellement besoin, et non selon ce que tu crois être le besoin de l’autre. Si tu veux changer le monde, donne aux hommes, donne aux animaux, donne à toi-même ce qui permettra à chacun de devenir meilleur, de devenir plus vrai, de devenir plus juste. Au fond, il n’y a pas d’autre but que celui-là.